Présentation de l’auteur :

Natalia Tikhonov Sigrist est historienne et travaille actuellement comme assistante éditoriale à la revue Advances in Life Course Research. Titulaire d’un doctorat en histoire sociale (Université de Genève, 2004), elle s’est attachée à illustrer les processus de l’accès des femmes à l’enseignement supérieur et aux pro- fessions libérales. Ses travaux portent ainsi la marque d’une attention particulière à l’histoire des femmes, des populations étudiantes et des migrations universitaires en Europe. Depuis plusieurs années, Natalia Tikhonov Sigrist travaille sur la biographie scientifique de Lina Stern, dont elle a signé la notice avec le médecin et chercheur Jean-Jacques Dreifuss dans l’ouvrage Les Femmes dans la mémoire de Genève. Par le plus grand des hasards, elle a rencontré lors d’un séjour à Moscou le petit-fils du dernier assistant de Lina Stern et a reçu de ses mains les archives privées qu’elle a laissées et une biographie d’elle rédigée par sa secrétaire.

Présentation du contexte :

L’année 2018 a marqué le centenaire de la nomina- tion de la première femme au poste de professeur à l’Université de Genève. Il s’agit de Lina Stern, née en 1878 à Libau, province de Courlande, Empire Russe, et morte en 1968 à Moscou, URSS). Cette femme d’exception, qui a traversé le siècle dans une Europe et un pays à l’histoire la plus tourmentée qui soit, a en effet commencé sa carrière scientifique en étant nommée professeure extraordinaire de chimie physiologique à la Faculté de médecine de Genève. Une telle audace de la part de notre Alma mater dont les origines remontent à l’Académie fondée en 1559 par Calvin paraît singulière dans une Europe où les universités commencent tout juste à s’ouvrir à la mixité. Seules quelques rares scientifiques ont précédé Lina Stern dans cette voie : Anna Tumarkin, nommée professeur extraordinaire de philosophie à Berne en 1905 et Marie Curie, nommée professeur de physique à Paris en 1906. Il faut aussi rappeler que l’Université de Genève figure parmi les premières en Suisse et en Europe, au moment de sa mutation en 1872, à ouvrir l’éducation universitaire aux femmes sur un pied d’égalité avec les hommes.

Née dans une famille de la bourgeoisie juive germanophone de Courlande, actuelle Lettonie, Lina Stern arrive à Genève en 1898 pour étudier les sciences et la médecine. L’accès à l’enseignement universitaire lui est fermé en Russie en tant que femme et juive. Elle obtient un doctorat en 1903 et entame une fructueuse collaboration avec le professeur Jean-Louis Prévost. Brillante, elle rejoint le laboratoire de physiologie comme assistante, puis au titre de privat-docent. Elle y mène des recherches remarquées sur la respiration cellulaire, associée à la production de chaleur dans le corps.

En 1918 advient sa nomination professorale. On lui confie l’enseignement d’un nouveau domaine : la chimie physiologique. Elle s’oriente vers les neurosciences et fait, avec son équipe, des découvertes majeures sur les modes de « nutrition » du cerveau. Elle est toujours professeure extraordinaire ̶ sans chaire ni traitement correspondant ̶ lorsque ses collègues soviétiques lui proposent une chaire à l’Institut médical de Moscou et des moyens pour y créer un institut de physiologie. Lina Stern accepte, connaît honneurs et gloire, puis la disgrâce pour cause de « cosmopolitisme scientifique ». Arrêtée par la NKVD et emprisonnée en 1949 dans l’affaire du procès contre les dirigeants du Comité antifasciste juif, elle est la seule à échapper à la peine de mort. Véritable miraculée, notamment grâce à ses recherches sur la longévité remarquées par un Staline vieillissant, elle recouvre la liberté en 1953 à la mort de ce dernier. Lina Stern reprend ses recherches, mais ne sera réhabilitée qu’en 1958. Deux ans plus tard, son Alma mater genevoise lui décerne un doctorat honoris causa. Collègues et amis honorent ainsi une savante qui, par ses travaux sur la biochimie des processus métaboliques et sur le fonctionnement de la barrière hémato-encéphalique, a contribué au rayonnement de l’Université de Genève.

association mémoire de femmes Genève