Par Valérie Cossy
Germaine de Staël (1766-1817) fait partie d’une génération qui avait tout pour être sacrifiée. Mais elle-même a forcé le destin en contribuant de manière significative à négocier les termes de ce qui est devenu notre propre modernité européenne.
Genevoise née à Paris, fille de Jacques Necker devenu ministre des Finances de Louis XVI, Anne-Louise-Germaine Necker grandit au cœur géographique et politique de l’Ancien Régime avant d’assister, du haut de ses vingt ans, à l’effondrement de la monarchie française et de son agencement du monde. Devenue par mariage Mme la baronne de Staël – un nom qu’elle fera sien pour exister aux yeux du public –, elle doit, comme ses contemporains, affronter les divisions irréconciliables du présent et la difficulté d’imaginer un avenir commun.
Mieux que tous, elle sait aller de l’avant car, tout au long de sa vie, elle s’appuiera de manière paradoxale sur ses expériences multiples de décalage, qui, au lieu de la fragiliser, donnent du sens à son action : s’il faut parler de génie, le sien réside incontestablement dans sa capacité à transformer en pouvoir critique toutes les formes de faiblesse inhérentes à sa position de femme dont l’identité nationale et la participation aux affaires du monde ne sont jamais garanties par les scénarios à disposition.
En termes parisiens, Germaine de Staël devient un acteur politique et artistique hors du commun car, femme, elle est avant tout désireuse d’agir : à ce titre, elle n’a pas envie de s’en tenir à une assignation exclusive de femme du monde tenant salon car ce qui l’intéresse c’est d’intervenir dans la cour des hommes, là où l’on s’occupe de la grande famille de l’État.
Mais, de par ses attaches genevoises et protestantes, Germaine de Staël est une Française d’un genre un peu particulier : parisienne de cœur, certes, mais culturellement bien placée pour entretenir un rapport intellectuel critique vis-à-vis d’un universalisme qui se confondrait avec la vision de la nation française. Tout en œuvrant elle-même à renforcer un sentiment d’identité fondé sur l’idée de nation, notamment dans De la littérature (1800), jamais elle ne perd de vue que les nations sont plurielles et s’inscrivent à égalité dans une Europe nourrie de leur diversité.
Enfin, en cette période charnière entre l’ancien et le nouveau, elle prétend faire de la littérature le discours du monde en devenir : la littérature a comme mission, selon elle, de participer à la constitution d’un esprit public républicain, par opposition à l’esprit de parti qui prévaut dans la course au pouvoir en déchirant la France. Cette mission est d’autant plus impérative que, sous la pression de bouleversements survenus trop rapidement, le sens d’une communauté nationale tout comme celui d’un intérêt commun feraient encore défaut au lendemain de l’effondrement de l’Ancien Régime. Comme elle l’écrit dans Des Circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution [1798], « il faut que les écrivains pressent le pas de l’esprit humain pour lui faire rejoindre la République qui l’a devancé ».
La littérature selon Germaine de Staël a donc un rôle fondamental à jouer au cœur de la modernité politique. Delphine et Corinne, les héroïnes romanesques inventées à son image, ont des destins façonnés non seulement dans l’intimité des espaces domestiques mais, surtout, produits par les événements collectifs de l’espace national.
Alors même que la carrière de femme politique était irréalisable à l’orée du XIXe siècle, Germaine de Staël a su se tailler une place en recourant à la parole imprimée. Tour à tour historienne des événements, romancière et critique littéraire, elle s’est constamment engagée pour défendre le même objectif : rendre désirable et nécessaire le progrès politique aux yeux de ses contemporains.
Étudier le parcours de Germaine de Staël dans le cadre de la collection « Mémoire de femmes », c’est se donner les moyens de considérer de manière prioritaire ce qu’a signifié être une femme à l’ambition politique dans les premiers temps de notre modernité démocratique.